Notre conception de la lecture publique est mystique. Et assise sur un présupposé : il suffit de mettre l’usager en présence d’un livre pour que naisse sa passion, et qu’il se mue, comme par transcendance, en lecteur. C’est la théorie augustinienne de la grâce appliquée à la culture : l’adhésion n’est qu’une conséquence logique de la révélation. L’amour du livre est d’abord une foi, et incarne une rencontre particulière, intime, entre un objet (sacré ?) et un innocent inspiré (guidé ?). Dans ce contexte, le bibliothécaire doit permettre cette rencontre, la favoriser, la multiplier, la simplifier, voire la vulgariser. Ne nous qualifie-t-on pas souvent de « passeur », d’intermédiaire, de médiateur ? Nous sommes les vitraux à travers lesquels la lumière divine vient toucher, bien caché derrière son pilier, le Claudel lecteur. Mais nous ne sommes que cela.

 

Mon propos relève bien évidemment de la caricature, ou pour le moins de l’excès. Mais plusieurs indices permettent néanmoins de le conforter. Ainsi, sommes-nous nombreux – professionnels - à partager cette appropriation sentimentale de l’objet-livre, cette approche respectueuse et un rien sanctifiante : peut-être même ce rapport au livre est-il indispensable à l’exercice épanoui de notre métier. Nous partageons, d’ailleurs, ce mysticisme avec la plupart de nos collègues des autres « disciplines » culturelles. Le regard (dans un musée) porté sur un tableau, l’écoute (au concert) de la musique, ou la confrontation (au théâtre) avec le spectacle vivant, témoignent des mêmes a priori de révélation, de « choc » émotionnel, de rencontre intime et constructive, d’initiation au mystère.

Et comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes chargés d’appliquer les politiques publiques de la culture, qui, depuis la vision d’André Malraux en 1959 (ah ! l’article 1er du décret portant organisation du ministère de la Culture…) entretiennent ce mythe de la révélation sacrée des oeuvres d’art, de la « rencontre » entre public et création. Les maisons de la culture, (tout au moins dans leur forme initiale), en sont le symbole le plus parlant (même si elles n’en ont pas été l’outil le plus pertinent). Nos conceptions des rapports entre culture et politique sont fondées sur cette mythologie.

Cette approche initiale a engendré de nombreuses conséquences. Parmi celles-ci, (et sans prétendre aucunement être exhaustif sur un sujet si vaste), la préférence systématique pour une politique de l’offre culturelle, souvent en méconnaissance (ou au mépris) de la demande : multiplication de l’offre en équipements (la course aux mètres carrés de bibliothèques supplémentaires), élargissement de l’offre de références documentaires (explosion du nombres de titres proposés, catalogues collectifs…), diversification dans l’offre des supports de l’information (livres, périodiques, CD, DVD, cédéroms, expositions, ressources électroniques…). Conséquence aussi que cette tendance à craindre le ludique, le loisir, le dilettantisme culturel, le butinage ou le cabotage (et a fortiori le piratage !) : l’accès au savoir, c’est du sérieux, et il doit être encadré (au besoin par la loi). Conséquence également que cette approche systématiquement globale et collective de la pratique culturelle : si l’on admet en théorie des usagers, on n’agit en pratique que pour un public (voire pour « son » public). Conséquence encore que cette défiance, cette réserve, à l’encontre de l’offre privée (et souvent commerciale) de biens et services culturels. Conséquence enfin, (et ce n’est certes pas la dernière), que cette propension à agiter « l’exception culturelle » (encore un mythe ?) pour justifier dogmatisme, conservatisme ou immobilisme.

On ne peut en aucun cas soupçonner les bibliothécaires (dont je suis, bien sûr) d’intentions délétères : comme d’autres professionnels, ils ont cru aux objectifs initiaux de démocratisation de l’accès à la culture, d’élargissement de la diffusion, et d’aide à la création. Mais ces objectifs initiaux n’ont pas été atteints. Toutes les enquêtes sur les pratiques culturelles des français témoignent d’une persistance des inégalités d’accès à la culture. De surcroît, l’obstination dans cette approche a eu une conséquence non prévue (et sans doute non désirée) : une tendance au multiculturalisme (qui est à l’universalisme – idéal d’origine – ce que le communautarisme est à la démocratie), qui abandonne aux industries culturelles l’objectif de démocratisation (1).

Comment, dans ces circonstances, concevoir pour nos établissements un rôle qui ne soit ni passif, ni complice ?

La question ne trouvera de réponse que dans une concertation systématique et globale de tous les acteurs de la lecture publique (si la lecture universitaire est concernée par cette problématique, c’est dans une moindre mesure). Les réflexions, les avis, les expériences de tous sont indispensables, tant l’enjeu est complexe, le champ des possibles vaste, et les risques de dérapages sérieux. Mais le modèle de la lecture publique « à la française » doit être interrogé, jusque dans ses fondements, ses inspirations, sa « philosophie ». Pas par jubilation infantile de tout casser, ni par provocation stérile mais par nécessité.

Les bibliothèques aujourd’hui (le dire n’a rien d’original) sont, plus que jamais, en rivalité avec d’autres sources de production de contenus. Le public est plus volatil, plus versatile, plus spécialisé et plus consumériste (ce n’est pas contradictoire), donc plus infidèle. Le temps que les ménages français sont susceptibles de nous consacrer se réduit chaque année. Et les bibliothèques doivent admettre, peut-être pour la première fois de leur histoire, que leur survie dépend de leur aptitude à lutter dans un environnement devenu concurrentiel.

Concurrence entre fournisseurs de biens culturels (associatifs/commerciaux/institutionnels, publics/privés…), concurrence entre types d’activités culturelles (lecture, théâtre, musique, pratiques amateurs…), concurrence entre domaines d’activités de loisirs (culturel, sportif, touristique, jardinage, bricolage…), concurrence enfin entre modes de pratiques des activités (sur place, à domicile ou en nomadisme, collective ou individuelle, concrète ou « virtuelle », saisonnière ou régulière…).

Que proposer, dans ce contexte ? Un vaste débat d’abord ! Bien suffisant serait celui qui prétendrait connaître – à lui seul - les solutions à appliquer. Un débat sur les diagnostics (ils peuvent évidemment être discutés… mais pas trop longtemps, car le temps passe), et un débat sur les remèdes. Je suggère pour ma part quatre pistes, qui n’attendent que critiques, amendements ou compléments. Les unes sont déjà appliquées par certains collègues dans leurs établissements, et ne demandent parfois qu’à être systématisées ou approfondies. Les autres sont plus expérimentales, et méritent peut-être d’être tentées.

 

1°- une première proposition consiste à restaurer le rôle politique de la bibliothèque. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un quelconque rôle idéologique ou politicien. Il s’agit de sa mission citoyenne (2). Par mimétisme, par opportunisme parfois, ou par facilité, nous avons progressivement abandonné cette fonction, pour adopter les comportements dominants : individualisme, relativisme, consensus mou et surabondance (3). Or la bibliothèque doit aider ses usagers à décrypter le réel, à concevoir des outils critiques, à forger des instruments d’interprétation (4). Elle doit aider à lire, à écouter, à regarder et à comprendre. Organiser des conférences, des débats, des rencontres, des cafés-philo va bien sûr dans ce sens. Multiplier les outils d’autoformation, notamment grâce aux nouvelles technologies, également (cf le travail remarquable effectué dans ce domaine par la Bpi). Être un relais systématique des canaux d’autodidaxie [de qualité] existants (de type « université du temps disponible » : par exemple, l’accès, pour un usager de bibliothèque, au site www.canal-u.tv, peut constituer une opportunité de complément de recherche) semble une piste à approfondir. Enrichir (et multiplier !) systématiquement nos traditionnelles « critiques » d’ouvrages (ou de CD, ou de films..) d’une « plus-value » culturelle est aujourd’hui indispensable : courte biographie de l’auteur, autres titres à son actif, adaptations éventuelles (cinématographiques, sur livres-lus, en « gros caractères », sur cédéroms, en traduction…), voire une rubrique du type « si vous aimez cet ouvrage, alors vous aimerez aussi […] ». Cette dernière proposition pourra faire sourire (ou pleurer…) : elle est pourtant très pertinente, car elle correspond à un mode de consommation tout à fait répandu, et familier à nos usagers. Elle n’aura que la valeur que nous lui donnerons, et permet de lutter contre la surexploitation commerciale « avec ses propres armes ».

 

2°- une seconde proposition suggère de revoir la définition que nous donnons à la « documentation », donc au contenu de nos collections. Que peut-on, que doit-on trouver dans une bibliothèque de lecture publique ? Je ne reviendrai pas sur les « services de références », inspirés de pratiques anglo-saxonnes, et largement traités dans la littérature professionnelle.

Mais il serait peut être opportun de systématiser, dans nos établissements, les services de ludothèque, d’artothèque, d’expositions virtuelles, de questions/réponses à distance (du type bibliosés@me ou guichets du savoir) et de sitothèque (sur le modèle des « signets de la Bnf ») (5). La pratique des nouvelles techniques de communication (hypertextualité, liens exogènes…) a induit chez nos usagers des modes de prospection et d’appropriation des contenus inédits : plus instinctifs, moins dogmatiques, non hiérarchisés et multi-sources. Nos établissements, face à une requête thématique, doivent tenir compte de ces modes nouveaux d’appropriation du savoir, et organiser leur(s) réponse(s) en conséquence. L’identification de la source d’une information (et donc de sa fiabilité), au coeur de nos préoccupations professionnelles, n’est parfois que secondaire pour un utilisateur. On peut le déplorer, mais c’est un fait. Un établissement documentaire a ici un rôle à jouer, en fournissant une information sûre, mais sans sacrifier le nouvel enjeu de pluralité des sources et des contenus, qui fait tout l’intérêt de ces nouveaux rapports au savoir. Il ne suffit plus de fournir un (ou plusieurs) documents, il faut fournir un contexte, voire un environnement global.

 

3°- une troisième proposition serait de renforcer, de systématiser les actions de coopérations avec les autres acteurs de la « chaîne du livre » (auteurs, libraires, éditeurs, relieurs…). La bibliothèque de demain doit s’intégrer résolument dans un environnement professionnel (j’allais dire économique…) élargi. Si nous avons tous travaillé avec des auteurs (séances de dédicace, conférence…), avec des libraires (salons du livre) ou avec des éditeurs (coéditions), ces collaborations restent ponctuelles et anecdotiques. Pourquoi ne pas envisager des formations initiales communes (au moins partiellement) aux bibliothécaires, aux libraires et aux éditeurs ? Pourquoi ne pas prolonger cette dynamique avec des actions de formation continue également communes ? Pourquoi ne pas travailler sur des expositions (cela arrive), mais aussi sur le test de certains produits nouveaux avec les éditeurs, voire les industriels (livres « dématérialisés », e-books, livres-lus, « standards » DVD…) ? Pourquoi ne pas acquérir en commun des livres rares, précieux ou des livres d’artistes (libraires et bibliothécaires), des illustrations originales (éditeurs et bibliothécaires)… ? Et pourquoi ne pas systématiser les associations interprofessionnelles, à l’image du LR2L (Languedoc- Roussillon livre et lecture), créé le 1er janvier dernier, et présenté au dernier Salon du Livre de Paris ? (6)

 

4°- une dernière proposition, enfin, suggère une coopération plus systématique entre les différents acteurs publics intervenant dans le domaine culturel à l’échelle d’un même territoire. Renforcer nos coopérations avec les musées, les conservatoires et écoles de musique, les théâtres, les festivals, les écoles des beaux-arts…permettrait la mise en place d’actions transversales. Toutes les bibliothèques pratiquent ces coopérations, mais bien souvent de manière ponctuelle et non systématique. L’expérience conduite par « Les Champs libres », à Rennes, est sans doute un bon exemple d’une collaboration plus durable, plus institutionnalisée. De même est-il devenu urgent de se poser la question (encore une fois !) de la formation des opérateurs culturels, et notamment des cadres. Une formation commune, au moins partielle (« tronc commun »), est plus que jamais indispensable, tant en formation initiale qu’en formation continue.

Le « modèle » de lecture publique « à la française » doit être interrogé, disais-je. Il est temps d’ouvrir ce débat, car les esprits y sont prêts. Les tables rondes proposées aux bibliothécaires lors de la journée professionnelle du lundi, au dernier Salon du Livre de Paris, peuvent témoigner de ce besoin et de ces attentes.(7)

 

 

Denis LLAVORI

 

 

(1) voir à ce sujet : « Les dérèglements de l’exception culturelle », Françoise BENHAMOU, Ed. du Seuil, 2006.

(2) voir, sur ce thème : « Le Grand Dégoût culturel », Alain BROSSAT, Ed. du Seuil, 2008.

(3) voir, sur cette approche : « la culture va-t-elle tuer l’art ? », Daniel Conrod, in : Télérama n° 3032 du 23 au 29 février 2008.

(4) voir, à ce propos : « sociologie et médiation culturelle », Bruno Péquignot, in : l’Observatoire n° 32 de septembre 2007, pp 3 à 7.

(5) voir la communication de Christine Albanel au Conseil des ministres du 30 janvier 2008, présentant le rapport de Éric Gross sur l’éducation artistique et culturelle (in : Culture et communication n° 156 de février 2008)

(6) voir Livres Hebdo n° 726, du 21 mars 2008, page 57.

(7) voir Livres Hebdo n° 726 du 21 mars 2008, page 67.